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Sutton ouvrit les yeux sur un décor étrange et resta tranquillement couché sur le lit. Une brise légère venait d’une fenêtre ouverte et la pièce, décorée de fantastiques fresques animées, était éclaboussée d’un soleil éclatant. La brise apportait le parfum de fleurs épanouies et dehors, dans un arbre, un oiseau gazouillait à cœur joie.

Lentement Sutton laissa ses sens entrer en action et enregistrer les détails de la pièce et du décor insolite… le mobilier bizarre, les contours de la chambre elle-même, les singes verts et violets qui se poursuivaient les uns les autres sur la liane ondoyante qui courait tout au haut des murs.

Calmement son esprit remonta le fil du temps jusqu’à son dernier instant de conscience. Il y avait eu des crépitements d’armes dans la nuit et une main était venue se plaquer sur son visage.

On m’a endormi, se dit Sutton, et emmené ailleurs.

Avant cela, il y avait eu un grillon et des grenouilles qui chantaient dans le marais et un ruisseau murmurant qui babillait en dévalant la colline, se hâtant pour arriver là où il lui fallait se rendre.

Et auparavant, un homme qui était assis derrière un bureau, en face de lui, et qui lui parlait d’une corporation et d’un rêve, et du plan qu’avait forgé cette corporation.

Fantastique, se disait Sutton. Et dans la lumière éclatante de la pièce, cette simple idée que l’Homme puisse s’en aller non seulement jusqu’aux étoiles mais même jusqu’aux galaxies… était purement extravagante.

Mais cela avait une grandeur, une grandeur très humaine. Il y avait eu une époque où il était extravagant de penser que l’Homme pourrait jamais s’évader de la planète où il était né. Et une autre époque où il était extravagant de penser que l’Homme irait au-delà du système solaire, dans les redoutables immensités du vide qui s’étendaient entre les étoiles.

Cependant il avait senti une force en Trevor et une conviction autant qu’une force. C’était un homme qui savait où il allait, pourquoi il y allait et ce qu’il fallait faire pour y arriver.

Une destinée manifeste, avait dit Trevor. Voilà ce qu’il faut. Voilà ce que cela réclame.

L’Homme serait grand et il serait un dieu. Les concepts de vie et de pensée qui étaient nés sur la Terre seraient les concepts fondamentaux de l’Univers entier, de la bulle fragile d’espace et de temps qui dansait sur un océan de mystère au-delà duquel aucun esprit ne pouvait s’aventurer. Et pourtant lorsque l’Homme serait parvenu là, il serait peut-être capable de franchir cet océan aussi.

Un miroir se trouvait dans un coin de la pièce et il y vit l’image de la partie inférieure de son corps, étendu sur le lit, vêtu seulement d’un short. Il remua les doigts de pied et les regarda dans la glace.

Et vous êtes le seul qui nous arrête, lui avait dit Trevor. Vous êtes le seul homme qui fait obstacle à la marche de l’Homme. Vous êtes la pierre d’achoppement. Vous empêchez les hommes d’être des dieux.

Mais tous les hommes ne pensaient pas comme Trevor. Tous n’étaient pas possédés par ce chauvinisme aveugle de l’espèce humaine.

Les délégués de la Ligue pour l’Égalité des Androïdes lui avaient parlé un jour à l’heure de midi, l’avaient intercepté alors qu’il sortait de l’ascenseur pour aller déjeuner ; ils s’étaient rangés devant lui comme s’ils s’attendaient à ce qu’il essaie de s’échapper et comme s’ils étaient décidés à l’en empêcher.

L’un d’eux avait tortillé une casquette usée entre ses doigts sales ; les cheveux de la femme pendillaient et elle avait croisé ses mains sur son ventre comme le font les femmes déterminées, flegmatiques.

Des toqués, certainement, de fervents militants d’une cause qui les exposait à un mépris silencieux et accablant. Même les androïdes n’avaient pas de sympathie pour eux, même les androïdes pour qui ils luttaient sentaient l’inefficacité humaine de l’exhibitionnisme excessif de leurs efforts. Car l’espèce humaine, se disait Sutton, ne peut pas, même un instant, oublier qu’elle est humaine, ne peut pas atteindre à la dimension d’humilité qui accorderait sans question l’égalité. Même si la Ligue luttait pour l’égalité des androïdes, ses membres ne pouvaient s’empêcher de traiter avec un paternalisme condescendant ceux-là mêmes dont ils voulaient faire leurs égaux.

Qu’avait donc dit Herkimer ? L’égalité accordée ni par dispense spéciale ni par tolérance. Mais c’était la seule manière dont l’espèce humaine accepterait jamais d’accorder l’égalité… par dispense ou par tolérance arrogante.

Et pourtant, cette minable poignée de paternalistes étaient les seuls êtres humains vers lesquels il aurait pu se tourner pour demander de l’aide.

Un homme qui tortillait sa casquette entre ses doigts sales, une vieille bonne femme trop zélée et un autre homme qui avait du temps à perdre et ne savait qu’en faire.

Et pourtant, se disait Sutton… et pourtant, il y a Eva Armour.

Il devait y avoir d’autres êtres comme elle. Quelque part, collaborant dès maintenant avec les androïdes, oui, il devait y en avoir d’autres.

Il se dégagea des draps et s’assit sur le bord du lit. Une paire de pantoufles était là sur le plancher, il y glissa les pieds, se leva et alla au miroir.

Un visage étranger lui retourna son regard, un visage qu’il n’avait jamais vu auparavant, et durant un instant, une panique confuse monta dans son cerveau.

Puis un soupçon lui venant soudain, il porta la main à son visage et frotta la tache sombre qui était là en travers de son front.

Il se pencha, le visage tout près du miroir, et vérifia.

La tache sombre sur son front était la marque d’identification d’un androïde ! Un matricule d’identification !

Il explora soigneusement son visage avec ses doigts, découvrit les couches de plastique qui en avaient changé les contours jusqu’à le rendre méconnaissable.

Il se retourna, revint au lit, s’y assit avec précaution et agrippa le bord du matelas.

Maquillé, se dit-il. Transformé en androïde. Il était humain quand on l’avait capturé et il se réveillait androïde.

La porte s’ouvrit. Herkimer parut :

— Bonjour, monsieur. J’espère que vous allez bien.

Sutton se dressa d’un bond :

— C’était donc toi ! s’écria-t-il.

Herkimer hocha la tête d’un air satisfait :

— Tout à votre service, monsieur. Y a-t-il quelque chose que vous désiriez ?

— Tu n’avais pas besoin de m’endormir, dit Sutton.

— Il nous fallait faire vite, monsieur. Nous ne pouvions pas vous laisser tout gâcher, hésiter, poser des questions et chercher à savoir de quoi il s’agissait. Nous vous avons simplement endormi et emporté. C’était, croyez-moi, monsieur, beaucoup plus simple ainsi.

— Il y a eu de la bagarre, j’ai entendu des coups de feu.

— Il semble, dit Herkimer, que quelques Révisionnistes se soient embusqués aux alentours, et cela devient un peu compliqué, monsieur, quand on essaie de le raconter.

— Vous vous êtes bagarrés avec ces Révisionnistes ?

— Heu, pour dire la vérité, quelques-uns d’entre eux ont été assez téméraires pour sortir leurs armes. C’était très mal avisé de leur part. Ils ont eu le dessous.

— Cela ne nous avancera à rien, si votre idée était de m’arracher aux griffes de la bande de Trevor. Il doit avoir un psycho-pisteur dirigé sur moi. Il sait où je suis et cet endroit va être surveillé au centimètre carré !

— Il l’est, monsieur, dit Herkimer, souriant. Ses hommes se marchent littéralement sur les pieds tout autour de la maison.

— Alors pourquoi ce maquillage ? demanda Sutton, irrité. Pourquoi m’avoir déguisé ?

— Eh bien, monsieur, voilà pourquoi. Nous avons pensé qu’aucun humain ayant toute sa raison ne voudrait jamais être pris pour un androïde. Donc, nous avons fait de vous un androïde. Ils sont aux aguets d’un humain. Il ne leur viendrait jamais à l’esprit de regarder attentivement un androïde quand ils recherchent un humain.

Sutton émit un grognement :

— Pas bête, dit-il. J’espère que cela ne…

— Oh, ils découvriront le truc au bout d’un moment, monsieur, admit Herkimer d’un ton allègre. Mais cela nous donnera un peu de temps. Le temps de préparer quelques plans.

Il fit rapidement le tour de la pièce, ouvrant des tiroirs et sortant des vêtements.

— Cela fait plaisir, monsieur, de vous avoir retrouvé. Nous avons essayé de vous repérer mais il n’y avait pas moyen. Nous avons pensé que les Révisionnistes vous avaient bouclé quelque part, nous avons donc redoublé notre dispositif de sûreté ici et surveillé avec soin tout ce qui passait. Depuis les cinq dernières semaines, nous avons suivi tous les mouvements de Trevor et sa bande.

— Cinq semaines ! s’exclama Sutton. Tu as bien dit cinq semaines ?

— Oui, monsieur. Cinq semaines. Vous avez disparu voici exactement sept semaines.

— Selon mon calendrier, dit Sutton, cela faisait dix ans.

Herkimer hocha la tête d’un air entendu sans marquer d’étonnement :

— Le temps est la plus bizarre des choses, monsieur, il vous entortille littéralement.

Il posa les vêtements sur le lit :

— Si vous voulez bien vous habiller, monsieur, nous descendrons pour le petit déjeuner. Eva nous attend. Elle sera heureuse de vous voir, monsieur.

Dans le torrent des siècles
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